lettre à mon journal

Je me dis souvent que si une catastrophe venait à tout emporter, s'il y avait le feu, ou un effondrement, si je devais en hâte préparer un sac, ne prendre que l'essentiel, que ce qui compte, laisser tout le reste, je te prendrais. Je te prendrais en premier. Suivi peut-être de quelques vêtements, quelques bijoux, mes écrits, ce que j'ai créé, ce que j'ai tenté de comprendre de cette vie et de raconter, ce que j'ai peur d'oublier, ce que je ne peux pas remplacer. Je réalise qu'il y a si peu que je ne pourrais pas remplacer, si ce n'est toi. Je réalise que tu es une extension de moi, la matérialisation de mon incarnation, ma propre porte vers l'après. Je réalise, je crois pour la première fois, à quel point je tiens à toi.

Les seize carnets qui te constituent aujourd'hui, les seize carnets identiques, ne différant que par la couleur, et dont chacune des couleurs a été choisie pour aller avec l'ensemble, un assemblage minutieux, plein de grâce et d'amour ; ces seize carnets documentent mes dix dernières années. Toutes les étapes de mon chemin, tous mes ressentis, mes questions, les rêves qui ont traversé mes nuits, chaque nouvel indice de compréhension de qui je suis, mon histoire, là d'où je viens, là où je vais, les tentatives, les et si, essayer de démêler, essayer de me démêler ; et je crois que c'est ça, je crois qu'il n'y a que ça, chaque nouvelle réalisation sur moi, me rapprocher un peu plus de mon cœur à chaque fois.

Tu renfermes le plus intime, le vulnérable, le vrai, le brut, le pas retouché, l'écrit pour ne pas être lu, je me dis que rien d'autre ne compte vraiment, que le reste c'est de l'artifice, du fait pour faire, du fait pour avoir fait, du fait pour être vu. Chacune de tes pages, chacune de tes lignes, portent mes mots, toute mon essence, avec tant de douceur et d'élégance ; tu n'as jamais questionné, tu n'as jamais reproché, tu n'as même jamais jugé. Tu m'as laissée être, tu m'as appris à me voir. Apprendre à me voir. Une forme de dissociation, un miroir. Chaque jour, en m'asseyant face à toi, tu te fais le miroir de moi, je m'assois alors face à moi.

Apprendre à me voir. Apprendre à dire je. Puis à me demander, qui est ce je qui parle. Est-ce le je de mon corps, le jeu de ma tête, ou bien le souffle du cœur. M'observer. Continuellement, ne faire que ça. Observer mes gestes, mes pensées, mes réactions, mes mécanismes, m'observer agir, réagir, répondre, y aller et résister. Devenir le spectateur. Trouver cet espace en moi où je peux me voir, où je peux me voir me voir, me voir être vue, me voir m'observer, c'est comme mettre un miroir devant un miroir, l'effet ne finit jamais.

Cela a quelque chose d'étrange, d'apprendre à se voir, de comprendre que je ne suis pas toute seule en moi, qu'il y a tellement d'entités, tellement de voix, tellement d'histoires, commencées, racontées, jamais terminées, tellement de versions, de masques que j'ai portés, de souvenirs dont je n'ai pas voulu me rappeler. Comprendre que tout est là, chaque instant, chaque seconde, depuis l'instant même de ma création, jusqu'à ma future transition, tout est écrit en moi, dans ma chair, chacune de mes cellules, mes traumatismes et mes blessures, mes joies, le beau et l'étincelant, aussi les choses qui ne sont pas à moi, à des générations passées, à des vies passées, qui ne m'appartiennent pas, des blessures de choses que je n'ai pas vécues et qui continuent de me faire saigner.

Les gens ne comprennent pas, les gens ne savent pas, ils me demandent parfois, pourquoi j'écris, quoi, comment commencer, ils me disent qu'ils n'ont rien à dire, rien à écrire, qu'ils vont bien, que tout va bien. Ils ne voient que l'ensemble, ils prennent l'entité, un tout, une identité qui ne se meut pas, ils ne voient que le masque qu'ils portent, l'épaisse couche de normalité à laquelle ils se sont identifiés, le mur qu'ils ont érigé pour se protéger. Écrire dans un journal, c'est tout doucement, percer ce mur et voir au travers. C'est aller chercher, il faut le vouloir, aller chercher pour comprendre, pour découvrir, aller chercher pour se guérir.

Le travail commence quand on ouvre la porte, quand on s'autorise à voir que tout ne va pas bien, que rien n'est parfait. Le travail commence quand finalement on trouve en soi la force de contronter sa souffrance. La souffrance est là, partout, en chacun de nous. Ne pas voir la souffrance, c'est ne pas vivre. Refuser l'expérience. Résister. Nier la souffrance fait plus souffrir que la souffrance elle-même. C'est se cacher dans une fausse réalité, vivre dans la matrice, n'être qu'à moitié.

Écrire dans son journal, c'est apprendre à se voir pour se guérir. Se créer un espace, un si joli espace fait de pages, de lignes, d'encre et de mots. Se créer un espace dans lequel se sentir en sécurité d'être soi, de ne rien se cacher, de pouvoir tout se dire, sans se trahir, sans se mentir. Un espace dans lequel apprendre à se donner tout ce qu'on n'a jamais osé demander.

Écrire dans mon journal, m'asseoir chaque matin face à moi, c'est laisser le vrai moi, le fond, le profond et le fragile, la lumière, le rien, l'amour, le manque et le trop plein, tout, c'est laisser tout ça respirer. Exister.

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