lettre à Mme H.
Vous souvenez-vous de notre première séance, de notre rencontre. Cette première phrase que vous m'avez dite est restée tatouée dans mon cœur.
Je ne me sens pas toujours fière de ce que je me suis fait subir à cette étape de ma vie. Mais comme toutes les autres, je sais qu'elle a été nécessaire à faire de moi qui je suis. Je me souviens que j'avais le sentiment contraire en venant vous voir. Je me sentais comme accomplie, je me sentais regardée, je me faisais assez de mal pour qu'on s'inquiète pour moi, pour qu'on s'occupe de moi, pour qu'on me voit.
Je me raccroche au fait que j'avais moi-même pris le rendez-vous, j'avais moi-même fait la démarche de vous trouver. Je vous avais appelé quelques semaines avant que ma situation ne devienne critique. Comme si mon cœur avait déjà compris ce qui m'attendait et que secrètement il préparait une mission de sauvetage.
Vous ressemblez beaucoup à ma mère, je pense que vous le saviez. Physiquement, je veux dire. Le même genre de femme. Je ne vous ai pas trouvée par hasard. C'est ma mère qui m'a accompagnée à notre première séance. J'avais dix-neuf ans passés. Je n'avais pas mangé depuis quelques semaines déjà, pas parlé non plus, je n'étais pas bien vaillante. Je me souviens de votre salle d'attente. Vous avez déménagé plusieurs fois depuis. Votre cabinet restera toujours pour moi au 7, rue Léon Cagniet. La salle d'attente aux tournesols.
J'ai l'envie d'y revenir comme on revient voir une maison d'enfance chargée de souvenirs. Le parquet qui grince, ne pas faire trop de bruit pour ne pas déranger la séance en cours, le fauteuil en cuir noir, un fauteuil large et accueillant comme on n'en fait plus, radio TSF Jazz en fond, les voix de velours des animateurs de radio TSF Jazz, Psychologie Magazine sur la table basse, les mêmes vieux numéros qu'on feuillette machinalement. Il y avait aussi un paravent qui cachait la porte de droite, pour qu'on ne puisse pas voir les patients sortir de séance. Je ne me suis jamais demandé ce qu'il y avait derrière la porte de gauche. Bien sûr aussi, les tournesols. Les tournesols sur les rideaux, sur les attaches rideaux, je crois même un bouquet de tournesols dans un vase sur le sol. Peut-être n'y avait-il pas tant de tournesols que ça dans votre salle d'attente. C'est ce que j'en ai gardé. Le tournesol, cette fleur qui se tourne vers la lumière.
Vous m'avez faite entrer seule par la porte de droite. Je crois ne pas me tromper en disant que la pièce de droite n'a pas changé pendant les sept années de ma thérapie. Peut-être quelques livres en plus ou en moins sur votre bureau. C'est tout. Le reste de la pièce est resté le même. Je n'y ai pas vraiment prêté attention la première fois. Je me suis assise sur un des deux fauteuils qui vous faisaient face. Je baissais la tête, le menton dans la gorge, les épaules fermées. Je ne disais rien. Je ne voulais surtout pas parler, sortir de mon silence et exister. Vous avez attendu patiemment, vous êtes restée là, en respectant ma présence, vous vous êtes invitée dans mon silence.
Et puis vous l'avez dite, cette première phrase. D'une voix douce et posée, lentement, en prenant votre temps.
"C'est l'amour qui fait mal comme ça ?"
J'ai levé la tête pour vous regarder. Je me suis sentie plus en sécurité que je ne l'avais jamais été. Vous avez reconnu mon mal, sans le questionner, sans le juger, sans le minimiser. Vous m'avez reçue telle que j'étais. Vous avez posé en une phrase, une phrase si courte, une phrase si puissante, ce qui avait fait ma vie jusque-là et dont je n'avais aucune conscience. Dire que j'avais mal. Quand on nie son mal, on ne peut pas guérir. Quand on accepte son mal, le travail peut commencer. Vous avez prononcé ce mot que j'avais si souvent entendu, pourtant jamais compris, l'amour.
Je sais aujourd'hui que c'est l'amour qui m'a amenée dans votre cabinet. À la fois son manque et son trop-plein. Je ne m'aimais pas beaucoup, c'est vrai. Mais malgré tout, je m'aimais assez pour ne pas me laisser mourir. Je m'aimais assez pour me sauver. J'avais mal. L'amour me faisait mal tous les jours. Mais j'ai su qu'avec vous, je me sortirai de là.
Notre travail a commencé, et a duré sept ans. À vos côtés, j'ai appris à ressentir, j'ai appris à parler, à m'exprimer. J'ai appris à dire je, à me donner de l'importance, à mettre des mots sur la souffrance. J'ai appris à regarder à l'intérieur et à me demander pourquoi. Pourquoi je ressens ce que je ressens, pourquoi je fais ce que je fais, pourquoi je pense ce que je pense. Pourquoi est devenue ma question préférée. Je continue de me demander pourquoi chaque jour.
Au fur et à mesure des séances, des années, j'attendais, j'attendais avec impatience le jour où vous me diriez que j'avais fini, que j'étais guérie, que je pouvais partir vivre ma vie. Ce n'est jamais vraiment arrivé. On ne finit jamais une thérapie, pas vraiment. On continue de grandir. On continue de creuser.
Je ne vous ai pas vue depuis des années, pourtant je pense à vous souvent, à ce que vous me diriez. Je vous entends parfois me demander: "et à ce moment-là, qu'as-tu ressenti ?". Je vois votre regard sur moi, si doux et bienveillant. Je vous vois croiser et décroiser vos chevilles, vous réajuster sur votre fauteuil, vos mains sur vos jambes, une main au-dessus de l'autre.
Vous étiez bien plus que ma thérapeute. C'est vrai que nos rencontres ne se passaient que dans la pièce de droite, à raison d'une demi-heure par semaine, mais dans mon cœur, vous avez été mon premier guide, vous m'avez ouvert la voie. Dans mon cœur, vous m'avez tenu la main pendant que je me sauvais de moi-même.
C'était au mois de novembre, il me semble. C'était une séance calme, je n'avais pas grand chose à dire. Alors au détour d'un silence un peu trop prolongé, je vous ai demandé si je pouvais arrêter. Je n'avais rien prémédité, je n'y avais même pas pensé avant de venir. Je n'oublierai jamais votre regard à ce moment-là. Vous êtes restée silencieuse une minute, je vous ai vue essuyer une larme timide sur votre joue droite, et vous avez dit oui. Nous avons fini notre séance comme toutes les autres, j'ai fait comme si je n'avais rien vu. Vous m'avez raccompagnée le long du couloir au parquet qui grince, devant la porte vous m'avez serré la main comme à chaque fois, j'ai descendu les escaliers de velours bordeaux, je suis sortie de l'immeuble et ma vie a continué.
J'ai pensé à vous écrire quelques fois, à vous appeler, mais je n'ai pas osé. Je vais bien, je voulais vous le dire. Je me sens profondément heureuse d'être qui je suis. J'ai appris à m'aimer et à faire confiance à la vie. J'espère que vous allez bien aussi.